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Patrick Vieira : «Mario, j'ai envie de le coller au mur !»
L'Equipe, le 16/12/2018 à 09h44
Devenu entraîneur, le champion du monde 1998 s'épanouit à Nice, où il aime guider un effectif riche en fortes têtes, à commencer par Mario Balotelli.
Le report du match contre Saint-Étienne, qui se jouera ce dimanche après-midi après avoir été prévu vendredi, a incité Patrick Vieira (42 ans) à libérer ses joueurs jeudi. On l'a rencontré ce jour-là au centre d'entraînement de Nice, et il n'était surtout pas fâché d'être là pendant que son groupe se reposait. Le champion du monde 1998 adore sa vie d'entraîneur sur la Côte d'Azur, même s'il ne manque pas de problèmes à régler.
- Quel est votre meilleur souvenir depuis cet été ?
(Il réfléchit) Sincèrement, l'accueil que j'ai eu ici, quand j'ai signé. J'ai fait le tour du club, je voyais que les gens étaient contents que je sois là. C'était vraiment agréable. Je ne me voile pas la face : je n'avais pas d'expérience dans un grand Championnat européen, Claude Puel et Lucien Favre avaient bien travaillé avant moi, le club s'embarquait dans une période avec des points d'interrogation. Les gens ne savaient pas comment ça allait se passer, mais ils étaient contents.
- Vous retenez donc plus l'humain qu'une victoire ?
La chaleur humaine, c'est vachement important pour moi, mes choix de carrière ont été basés sur ça. Si j'ai décidé d'aller à Arsenal, c'est parce que j'ai été bercé par David Dein (ancien vice-président), après par Arsène (Wenger, l'ancien entraîneur). Quand j'ai quitté Cannes pour aller à l'AC Milan, il y avait Ariedo Braida (ancien directeur général) qui m'avait vraiment considéré comme son petit.
- Cet aspect résiste-t-il aux aléas d'une saison ?
Bien sûr. Quand tu perds 4-0 à domicile contre Dijon (le 25 août), le lendemain tu viens au bureau, tu ne sais pas la tête qu'auront les gens, mais quelqu'un te dit dans un couloir « On est là, quoi qu'il arrive », ou « Coach, ne vous inquiétez pas, ça ira mieux demain ». Il y a toujours un petit mot sympa qui te rebooste.
- On a l'impression que la victoire à Lyon (1-0, le 31 août) marque le basculement vers le pragmatisme. La voyez-vous de la même façon ?
Ce match a donné beaucoup de confiance aux joueurs, au staff, à moi, même si on a souffert. Mais on avait besoin de chance pour gagner de la confiance. Le fait d'avoir changé de schéma nous a rendus solides. On l'a décidé avec l'aide de Fred (Gioria, son adjoint), de Lionel (Letizi, entraîneur des gardiens), qui connaissent mieux le club et le groupe que moi, et je sens aujourd'hui que les joueurs sont plus à l'aise.
- S'éloigner si vite de sa philosophie, est-ce aussi l'apprentissage du métier ?
Ce n'est pas s'éloigner, c'est seulement un passage du 4-3-3 au 5-3-2. On ne s'est pas encore trouvés sur l'animation offensive. Il était peut-être un peu trop tôt pour pratiquer cette idée de jeu, sans vraiment connaître le groupe, avec des joueurs importants qui n'étaient pas au niveau attendu. Il fallait partir sur d'autres bases.
- N'est-ce pas frustrant de devoir se contenter du résultat ?
Je sais le jeu qu’on pratique, et j’essaie toujours d’être mesuré et d’analyser les matches sans regarder seulement le résultat. Je veux voir l’équipe développer du jeu, se créer des occases, que les mecs prennent du plaisir. Il y a eu des moments où ils n’en ont pas pris mais on a gagné. Je savais que ça ne suffisait pas et, aujourd’hui, si on fait le bilan du jeu produit, c’est moyen.
- Vous disiez cet été dans « France Football » que le Gym allait toujours attaquer, quitte à encaisser des buts, et vous gagnez quasiment tous vos matches 1-0...
Tu peux obtenir les résultats que tu veux en jouant un jeu agréable. Je suis arrivé ici, je n’ai pas changé cette idée, elle était là avec Puel, Favre, il était important de continuer. Il a fallu s’adapter car le club a perdu des joueurs importants, remplacés par de bons joueurs qui ont besoin de temps. Mais avec le groupe qu’on a, on peut mieux jouer.
- L’autre changement majeur est le gardien. Regrettez-vous d’avoir d’abord choisi Yoan Cardinale au détriment de Walter Benitez ?
Quand je suis arrivé, j’ai choisi par rapport à ce que j’ai vu et par rapport à la philosophie que je voulais installer. J’ai donné l’opportunité à “Cardi”, ça a été compliqué et j’ai changé, mais je ne peux pas le regretter car c’était réfléchi. Il n’empêche, ce qu’est en train de faire Walter remet mon choix en cause. Les critiques que je peux recevoir aujourd’hui par rapport à ça, c’est normal. Que voulez-vous que je dise ? Walter est exceptionnel. Je suis vraiment content pour lui car il jouait l’an dernier et la plupart des mecs auraient voulu partir. Il ne l’a pas compris mais il l’a accepté, a bossé deux fois plus, et mérite. J’aimerais avoir beaucoup de joueurs comme lui, qui pensent à l’équipe et font des sacrifices.
- Justement, vous êtes confronté aux attitudes capricieuses d’Allan Saint-Maximin ou Mario Balotelli. Comment les gérez-vous ?
Il ne faut pas que je ne fasse pas jouer un mec parce qu’il me gonfle. Je vais le gérer directement avec lui. Si je pensais à ma rancune personnelle, certains ne joueraient plus et ce serait un problème pour l’équipe. Il faut donc que je trouve la force de mettre ça de côté pour aider le groupe.
- C’est facile ?
Non, car on a tous nos émotions, on pète les plombs de temps en temps, mais il faut un peu de recul pour prendre la bonne décision.
- Quand Balotelli s’en prend à vous après son remplacement à Guingamp (0-0, le 1 er décembre), comment réagissez-vous ?
J’ai été joueur, je peux le comprendre. J’en ai reparlé avec Mario, et j’en ai parlé devant le groupe quand ils ne sont pas allés sur le banc (contre Angers, 1-0, Saint-Maximin et Balotelli avaient rejoint directement le vestiaire après avoir été remplacés).
- Les avez-vous sanctionnés ?
Non. Une amende, ça ne sert pas à grand-chose... Peut-être aussi que mon message n’était pas clair, je n’en sais rien.
- Comment travaillez-vous avec Saint-Maximin ?
Il faut beaucoup échanger avec lui, répéter, consacrer du temps pour qu’il soit dans l’esprit collectif. Ça ne me dérange pas car il a un potentiel important pour l’équipe.
- Êtes-vous majoritairement occupé par cette dimension psychologique ?
C’est aussi important que la tactique ou le physique. Je dois expliquer les choses car si les mecs ne comprennent pas, soit ils se braquent, soit ils pensent que c’est contre eux et ça veut dire que tu les perds. Un club comme Nice ne peut pas se permettre de perdre un Saint-Maximin ou un Balotelli. Alors, s’il faut que je leur explique vingt fois, je leur expliquerai vingt fois, car j’ai cette patience.
- Balotelli n’est-il pas plus dur à gérer à Nice, où il peut se sentir plus grand que le club, qu’à l’Inter Milan et à Manchester City, où vous l’avez côtoyé ?
Je ne sais pas car il est le même ! (Il éclate de rire.) Mario est comme ça. C’est l’instinct, il dit les choses, et après, il peut revenir dessus. On peut être en froid pendant une semaine mais j’ai vraiment de bonnes relations avec lui.
- C’est la moindre des choses, car vous continuez à l’aligner alors qu’il ne marque pas...
Il ne s’attendait pas à être à zéro but. Il pensait que même sur une jambe, il aurait marqué plus. Mais le foot reste un sport de haut niveau, il y a un minimum à faire pour être compétitif. Il loupe la préparation, sa tête est ailleurs, il revient dans un état physique qui n’était pas le sien en mai, ça ne revient pas du jour au lendemain car tu ne joues pas contre des pipes tous les week-ends. Comme il doute, l’important est d’avoir confiance en lui, d’échanger. Quand je le sors, je n’hésite pas car je me dois d’être juste envers lui et envers le groupe. Je ne suis pas dans l’idée de taper quand les joueurs ratent. Je vais être plus dur quand on ne se donne pas les moyens, quand on n’est pas pro.
- Ça arrive souvent ?
C’est arrivé. Je n’étais pas un exemple quand j’étais joueur, mais avec mon expérience, je sais qu’il faut prendre soin de son corps, arriver une heure avant l’entraînement, faire ce qu’il faut après. Si je l’avais fait, j’aurais pu jouer deux ou trois ans de plus. C’est pour ça que je suis dur de ce côté-là.
- Comment faire pour améliorer votre attaque, 17e de L1 (12 buts) ?
Avoir des joueurs qui reviennent à leur niveau va nous aider à améliorer ce classement, c’est difficile de faire pire (rires). Quand je regarde ce qui a été fait sur le plan défensif, peut-être qu’on n’a pas consacré assez de temps à l’offensif.
- Nice est quand même 7e de L 1 (25 points). Pouvez-vous viser l’Europe ?
On aimerait jouer l’Europe, mais on en est encore très loin. On est un groupe fragile, à nous d’être consistants. On l’a été sans ballon, il faudra l’être avec.
- Vu de l’extérieur, ce groupe dégage beaucoup d’immaturité. Est-il vraiment à l’écoute ?
Il l’est mais il faut changer la mentalité. On est un peu légers. On peut louper, mais pas en manquant de conviction. Je préfère voir Mario (Balotelli) frapper de toutes ses forces en tribunes plutôt que de voir les gars tergiverser à trois devant le but, à Toulouse(1-1). Ça, non, il faut que ça change. À moi d’être toujours derrière eux, de mettre plus de rigueur, d’être plus dur.
- Ce n’est pas naturel ? Il paraît que vous êtes un coach gentil.
Dur, je le suis, mais je devrais l’être plus par moments. Ça dépend du message à faire passer. Mais j’ai été influencé par Arsène(Wenger). Quand il avait un message à me faire passer, il m’appelait dans son bureau et ça passait dans la conversation plus qu’en me tapant dessus. Je suis dans cet état d’esprit mais je leur dis ce que je pense. Et je n’aime pas ce mot “gentil”. Mon rôle n’est pas d’être méchant mais d’être juste. Les gens qui se souviennent de moi comme joueur s’attendaient peut-être à ce que je fasse voler les tables, mais non. Ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas comme ça.
- Face à Balotelli, vous n’avez donc plus les mêmes pulsions que vous aviez comme joueur...
Mario, j’ai envie de lui répondre, de le coller au mur ou au porte manteau ! Mais je ne suis plus joueur. Je dois toujours réfléchir à deux fois avant de dire quelque chose car ça peut avoir un impact, je risque de perdre un joueur et de le regretter. J’essaie d’être constructif.
- Cela fait quoi de revenir vivre en France vingt-trois ans après ?
Je suis vraiment content d’être rentré. J’ai adoré mes expériences à l’étranger mais je suis heureux d’être là, dans une région que je connais bien. J’ai pas mal de copains que je revois. Ma fille de sept ans se rapproche de ses grands-parents, on mange super bien ici, j’adore passer trois heures à table avec les amis parce que c’est complètement français. Après, je ne sais pas combien de temps je resterai.
- Avez-vous un objectif à long terme ?
Je n’y ai pas réfléchi. Il est trop tôt. Déjà, à New York, revenir en France ne me branchait pas spécialement. Après, le projet de Nice était très intéressant. Bien sûr, j’aimerais gagner ce qu'il y a de mieux, la Ligue des champions. Bon, si je la gagne avec Nice, ce sera très bien... Quand tu es joueur, tu veux jouer au Real ou à Barcelone. Entraîneur, c’est pareil. Mais l’échec fait partie du métier. J’en suis conscient.
- Quel regard portez-vous sur vos débuts d’entraîneur ?
Tout dépend des objectifs fixés. Quand j’entraînais les jeunes de City, je ne devais pas gagner mais former des joueurs. Ce ne sont pas les deux ou trois ans avec moi qui leur ont permis de devenir pro, c’est toute leur formation. Comment mesurer ma part de travail ?
- Et sur vos premiers mois à Nice ?
(Long silence) J’ai été moyen. J’ai fait des bonnes choses et des moins bonnes. Se rendre compte que ça ne va pas, s’adapter, c’est toujours bien. J’ai su faire une autocritique honnête. Après, je n’ai pas encore réussi à tirer le maximum des joueurs en difficulté, à leur donner confiance.
- On en revient toujours à Balotelli et Saint-Maximin ?
Pas seulement. Cyprien n’était pas bien, Lees-Melou pouvait faire mieux. Le système ne leur allait pas ? Je leur ai demandé des choses qu’ils ne comprenaient pas ? Si je n’avais pas changé, j’aurais peut-être été dans le mur. On a trouvé l’équilibre, mais il faut amener des joueurs plus haut. Si les attaquants sont à leur niveau, on sera bien.
- Votre retour en France a marqué les esprits. Comment avez-vous vécu l’attente médiatique ?
J’y étais préparé. Par rapport à ma carrière et à 1998, aux succès de Lolo (Blanc), de Dédé (Deschamps),deZZ (Zidane). Leur succès a été un truc positif, mais cela met aussi une grosse pression. Ils ont mis la barre haut. C’est pour cela que je n’ai pas voulu parler aux médias. J’ai demandé (au service communication du club) de dire non à tout. Dans ce club, c’est top, je suis protégé, des gens disent non pour moi. L’important était de me concentrer sur mon métier.
- Vous avez déjà dit qu’il y avait une part d’impondérable dans la réussite sur un banc. Y avez-vous pensé quand vous étiez 17e en août ?
Je me suis dit que ça allait être plus compliqué que je ne l’imaginais. Quand ça va mal, tu te poses des questions. Mais je ne me suis pas dit que je n’allais pas réussir. Ce que je vais faire ne suffira peut-être pas mais mes deux ans et demi passés aux États-Unis m’ont beaucoup aidé. Là-bas, les mecs n’ont pas peur de l’échec, ils se lancent sans arrêt dans des trucs, un an, deux ans, et si ça ne marche pas, O.K., ils déposent le bilan et repartent. J’ai réalisé que c’était pareil dans le foot. L’important est de se donner les moyens de réussir, j’en ai envie et j’ai l’esprit de compétition. Mais si, par malheur, ça ne marche pas, je me redonnerai une chance.
- Plus bas ?
Ça peut être plus bas, ou dans un autre pays. Mais je continuerai car j’aime ça. C’est ce que je veux faire, j’en suis convaincu.
- Qu’est-ce qui vous plaît ?
Préparer les séances, être sur le terrain avec les joueurs, passer du temps avec les mecs du recrutement pour savoir de quoi on a besoin, discuter avec les supporters, parler avec le président, la relation avec les gens du club. Je me sens bien, je suis épanoui.
- Joueur, vous n’envisagiez pourtant pas de devenir entraîneur.
Joueur, tu te prépares individuellement mais tout ce qui tourne autour, tu ne sais pas ce que c’est. Je suis resté très copain avec Fabio Cannavaro qui entraîne en Chine(au Guangzhou Evergrande depuis 2017)et prend énormément de plaisir. Par contre, Gilles (Grimandi, ancien joueur et recruteur pour Arsenal) me dit toujours : “Entraîneur, moi, impossible.” Pourtant, il adore le foot.
- Comment vivez-vous ce métier ? On dit qu’il faut être entraîneur 24 heures sur 24.
Un peu, oui. Quand je suis à table avec des amis, on discute, et d’un coup, je vais penser à l’entraînement du lendemain. Est-ce que je n’ai pas oublié un truc ? Et si je travaillais ça ? Mentalement, c’est un truc qui ne te quitte jamais. Après, j’ai peut-être tort mais je ne suis pas d’accord avec Arsène quand il dit que si on veut réussir dans ce métier, il faut faire des sacrifices de vie. Je me sens plus libre. Je pense que tu peux vivre et faire le métier. Ça ne veut pas dire que je n’aime pas ça, ou que je porte moins d’attention aux détails.
- Qu’est-ce qui vous fera dire que vous avez réussi à Nice ?
Dans ce métier, c’est le classement de l’équipe qui répond, non ? Je le verrai peut-être autrement sur un plan personnel. Je me demanderai si j’ai réussi à tirer le maximum de mes attaquants, si j’ai bien fait de changer de système. Mais c’est le classement qui décidera. L’espoir, c’est qu’en dehors de Paris, tout est possible.
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