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Farioli : « Mon parcours m'a appris à toujours m'interroger »
L'Equipe, le 20/10/2023 à 10h54
Inconnu en France au début de l'été, l'entraîneur de Nice est à la tête d'une équipe actuellement deuxième de Ligue 1, dont le jeu porte clairement sa marque. Ancien étudiant en philosophie, le technicien explique ses idées de jeu à deux jours d'affronter l'OM.
À 34 ans, Francesco Farioli est conscient d’être l’une des curiosités de la Ligue 1. Par son jeune âge et son absence de référence dans un Championnat majeur – lui qui n’a officié qu’en Turquie dans le rôle d’entraîneur principal, et moins de deux ans –, il représentait un pari des dirigeants niçois, cet été, quand ces derniers lui ont confié les clés de l’équipe première. Quatre mois plus tard, le Gym est deuxième du Championnat après avoir dominé et battu chez eux le Paris-SG (3-2) et Monaco (1-0). En huit journées, Nice n’a pas perdu le moindre match et n’a encaissé que 4 buts. Lundi, l’Italien s’est posé pour nous détailler sa méthode de travail. Le club avait prévenu qu’il n’aborderait pas l’affaire Youcef Atal avant la conférence de presse précédant Nice-Marseille, qui se tient aujourd’hui. Mais pendant plus d’une heure, le technicien a pris le temps de se raconter pour aider à mieux comprendre les ressorts du début de saison niçois.
- Vos joueurs expliquent pratiquer un football différent de ce qu’ils connaissaient. En quoi votre football est-il si spécial ?
On n’est pas la seule équipe à vouloir beaucoup le ballon et à souhaiter le récupérer très haut. On veut avoir la mainmise sur le jeu. Mais on ne peut pas aller à 1 000 à l’heure tout le temps, donc on travaille sur les variations de rythme. Ce que l’on essaie de faire, ce n’est pas de bouger le ballon, mais de bouger l’adversaire à travers les mouvements du ballon. On doit savoir lire l’espace que l’adversaire nous laisse. Pour ça, il faut de la patience dans la circulation de balle, et voir quand la porte s’ouvre, parce qu’il n’y a qu’une fraction de seconde avant qu’elle ne se referme. Il faut repérer le bon moment pour changer de rythme et sur les premiers matches, on a semblé trop scolaires parce qu’on réfléchissait presque trop.
- En quoi votre parcours atypique vous a-t-il forgé ce jeu particulier ?
Je n’ai rien inventé dans le football, mais disons qu’en ayant été joueur amateur jusqu’à 21 ans, sans avoir joué plus haut qu’en 8e Division italienne, en ayant commencé à entraîner très jeune, à 20 ans, et en ayant fait des études de philosophie, mon parcours m’a appris à toujours m’interroger et à remettre en question même les choses les plus sûres. J’ai débuté comme entraîneur des gardiens et le monde des gardiens est un monde de dogmes. Par exemple, on disait qu’un gardien ne devait jamais se retourner devant son but. C’est vrai dans la plupart des cas, mais pas toujours. On est allés à l’encontre de concepts enseignés depuis toujours. Mon choix d’étudier la philosophie allait dans ce sens, pour savoir comment se poser les questions. Si j’ai gardé quelque chose de mes études, c’est ça. Parler aux joueurs de la Critique de la raison pure (célèbre ouvrage d’Emmanuel Kant) n’a pas de sens, les notions théoriques ne servent pas ici. Mais en philo, on t’apprend à t’interroger, à tenter de voir les choses depuis plusieurs points de vue. Je veux comprendre avant de faire. J’essaie de transmettre cette curiosité aux joueurs et à mes collaborateurs.
- Roberto De Zerbi (entraîneur de Brighton), qui vous a permis de rentrer dans le football professionnel à Benevento puis à Sassuolo, est-il un bon professeur ?
Assurément. C’est un entraîneur obsédé par ce qu’il fait, et pour moi l’obsession est une valeur. Parfois, c’est clair que ça peut devenir un défaut : je le vois moi-même, il m’arrive de m’accrocher avec ma compagne car je travaille trop, mais dans la volonté de s’améliorer, de bien faire les choses et d’aller encore plus loin dans ce que l’on fait, Roberto m’a beaucoup appris. Il respire, il mange, il dort, il vit football. C’est vraiment rare de trouver une personne aussi dédiée à son travail.
- L’histoire selon laquelle il vous a découvert grâce à une analyse tactique que vous aviez faite de son équipe est-elle vraie ?
(Il rit.) Je confirme ! Ça remonte à quand j’étais au Qatar. L’année d’avant, j’étais à Lucchese et nous avions affronté son équipe de Foggia, qui jouait un football magnifique. Pour le plaisir, j’ai écrit un article sur Internet, sur Wyscout, au sujet de cette formation qui jouait en Serie C et qui était d’un grand intérêt. Peu après, j’ai reçu un message de son préparateur physique qui me transmettait ses félicitations. Et un an et demi plus tard, on a commencé à travailler ensemble. Ce furent des années belles et riches, des journées où l’on était vingt-quatre heures sur vingt-quatre tournés vers le foot, à ne plus compter le temps qu’on passait ensemble. Il nous arrivait de bosser encore sur nos ordinateurs à 2 heures du matin.
- Au-delà de ses idées, un entraîneur se caractérise par son management. Comment est le vôtre ?
C’est un aspect sur lequel j’ai beaucoup évolué lors de mes différentes expériences. Au début, je pensais qu’il suffirait d’être un bon entraîneur sur le terrain. Je considérais que c’était 90 % de mon travail. J’ai compris progressivement que si cette partie du travail était fondamentale, elle n’était pas suffisante. Tu peux convaincre les joueurs de tes idées de jeu, mais passé l’effet initial, il faut rester très présent hors du terrain et entretenir la relation que tu as construite avec eux. Ce qui a beaucoup changé chez moi, c’est l’attention que je porte aux réunions individuelles. J’en fais beaucoup plus depuis que je suis à Nice.
- Parce que le joueur français a besoin de plus d’explications ?
Pas spécialement. C’est juste que j’ai eu la sensation que pour accélérer certaines choses, je devrais fonctionner en tête-à -tête ou en petits groupes, pour clarifier les doutes. J’essaie de beaucoup écouter. Un joueur doit d’abord bien se sentir dans sa peau, il doit connaître son rôle et sentir qu’il fait partie d’un projet plus grand. Le foot s’oriente vers une approche individuelle : les joueurs sont vus comme des entreprises qui vont générer des profits. Ce n’est pas simple de leur demander des sacrifices à des fins collectives et de les convaincre que ces sacrifices sont absolument nécessaires. Ça demande beaucoup d’énergie, de réunions, de discussions informelles…
- Un cas comme celui d’Alexis Beka Beka (le joueur niçois qui a menacé de se suicider du haut d’un viaduc, il y a trois semaines) montre que votre travail s’éloigne parfois beaucoup du terrain…
On travaille vingt-quatre heures par jour : on ne peut jamais se déconnecter de notre responsabilité, même quand on se balade en ville et qu’on nous salue. On a la gestion de 30 joueurs, de 25 membres du staff et notre responsabilité englobe les autres salariés du club. On pense toujours au prochain match, mais notre attention se porte aussi aux soucis que les joueurs peuvent rencontrer dans leur vie hors foot…
- Si Nice battait l’OM samedi, votre équipe deviendrait logiquement un candidat aux places pour la Ligue des champions…
Pour moi, ce ne serait pas logique, ce serait un risque. Le 11 août, il y avait des doutes car j’étais un entraîneur inconnu. Si je me considérais comme un entraîneur qui va jouer le titre, je ferais une erreur colossale. On a une équipe avec quelques joueurs d’expérience, mais qui a aussi beaucoup de jeunes en train de s’affirmer. Dante se connaît, avec son parcours et ses titres, il sait quel joueur il est. Mais Bulka, par exemple, il fait des choses formidables mais il n’est qu’au début de sa carrière. Todibo et Khephren (Thuram) sont des talents absolus, mais ils ont une grosse marge de progression. On n’a pas une bonne étoile qui nous fait gagner automatiquement. Une équipe si jeune a le risque de se voir trop belle. Le plus dur dans le foot – pas en général, mais pour nous –, c’est d’avoir deux éléments : l’ambition et l’humilité. On doit trouver l’équilibre entre les deux pour arriver à faire de belles choses.
- Qu’aimeriez-vous prendre du prochain entraîneur que vous allez rencontrer, Gennaro Gattuso ?
J’aimerais transmettre à mes joueurs beaucoup de choses du Gattuso joueur et de la mentalité qu’il avait. Mais ce qui est beau chez lui, c’est que même s’il a été un champion, il a continué à vouloir apprendre, à étudier, à faire évoluer ses idées. Il suffit de voir son évolution : il a entraîné dans cinq pays, a accepté de se remettre en question, de travailler en Serie C en Italie, puis il est revenu à la primavera (équipe de jeunes) de l’AC Milan. Son parcours dit beaucoup de sa personnalité.
- Et que croyez-vous qu’il voudrait prendre de vous ou de votre équipe ?
De mon équipe, sûrement quelques joueurs ! Parce qu’on en a de très, très bons, pour ce qu’ils apportent au collectif, mais aussi dans l’absolu. Je suis sûr qu’il nous en prendrait volontiers.
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