Bakari Koné, 24 ans, Ivoirien. Attaquant atypique par sa petite taille et sa passion pour la philo, il essuie des coups en Ligue 1 à Nice en attendant de disputer son premier Mondial.
«Vous allez l'adorer.» L'avertissement est de Christian Gourcuff, entraîneur breton et découvreur du cas qui nous occupe : Bakari Koné, attaquant ivoirien de l'OGC Nice, passé par Lorient et le club qatari d'Al-Ittihad. Gourcuff l'a croisé pour la première fois dans le golfe Persique. «J'ai d'abord vu un petit joueur, un peu paumé.» Koné était d'ailleurs le dernier à savoir ce qu'il fichait au Qatar.
27 mai 2005. La saison de Ligue 2 s'achève et le public lorientais est en larmes. Il est venu lui dire au revoir. Quelqu'un explique : «On n'a jamais vu un mec comme ça.» En vérité, personne n'a jamais vu un joueur comme lui nulle part. Koné pleure aussi. On lui met un drapeau breton entre les mains. Dans un sport aussi réaliste que le foot, l'instant est exceptionnel. L'international ivoirien est le meilleur buteur de Ligue 2, le meilleur joueur aussi selon ses pairs. Mais les chiffres et les récompenses n'expliquent ni la tendresse, ni l'immense respect des spectateurs ce soir-là . Le public a surtout vu le mètre soixante-trois de l'attaquant, une taille qui interdit l'idée même d'une carrière en Europe. Il a vu le style foudroyant, car Koné fait tout deux fois plus vite. Il a surtout reçu en plein coeur ce curieux mélange de vulnérabilité (la taille) et d'absence (il a toujours l'air ailleurs), qui renvoie à ce qu'il reste de secret dans la plus médiatisée des activités humaines.
Koné, 24 ans, se pose comme une plume, sur un banc, à l'ombre. «A l'école, je n'aimais pas la géographie ou l'histoire. La géographie, c'est la politique. Et la politique, c'est les problèmes.» Il se rassemble avec beaucoup de politesse et de netteté. «Au Qatar, c'est vite fait : ils ont des sous, donc ils veulent du spectacle. J'étais bloqué à Abidjan. C'était aux dirigeants de l'Asec (son club, dans la capitale ivoirienne) de se démerder, mais bon : "Baky, ils ne veulent pas de toi en Europe, tu es trop petit." Pourtant, j'ai croisé des grands qui n'ont rien. Et des petits qui n'ont rien non plus.» Koné a donc commencé sa vie professionnelle par la face Nord, ce Qatar où les joueurs africains arrivent par lots de dix et repartent parfois la semaine d'après. Il n'a rien fait de bon à Al-Ittihad puisque, comme l'explique Gourcuff, «voilà le genre d'homme qui a besoin de savoir qu'on compte sur lui». Ça aurait pu s'arrêter là .
Et, déjà , ça n'aurait pas été rien. Avant l'exil, Koné a pris part à la plus singulière tentative apparue dans le foot moderne : l'académie de Sol Béni d'Abidjan, un projet monté par le Français Jean-Marc Guillou visant à décliner une sorte de version footballistique de Polytechnique ou Normale sup. Au menu : maths, cours sur les «obliques» (il récite : «passes en profondeur fuyant vers le poteau de corner») avec travaux pratiques l'après-midi, modules sur les agents de joueurs, «le système». «Les études m'ont énormément aidé. Aujourd'hui, je lis mes contrats de la première à la dernière ligne ; je sais repérer la petite phrase qui change tout. Moi, je dis que j'ai eu une éducation normale. Et comme tout le monde  vous croyez pas ?  je préférais les matières directement liées à la vie : les maths, les langues, la philo. La philosophie, c'est le pourquoi du comment. Ça t'aide à réfléchir. Surtout, vous devez respecter un processus. Une erreur initiale pourrit le cheminement. A Sol Béni, ils ont construit l'homme avant de construire le footballeur.»
Koné parle de tout ça comme d'une enfance de l'art, un paradis préservé. «Il n'y avait pas de couvre-feu. Mais personne ne traînait dehors après 18 ou 19 heures. Quand il fait nuit, tu as peur.» Sinon ? «J'étais... enfin, je suis... disons que j'aime bien chambrer. Ça passe tranquille. Je suis doué, vous savez... Je m'adapte facilement, même au temps qu'il fait. A Abidjan ou ailleurs, j'ai toujours été le chouchou.» A Lorient, une classe de CM2 est venue le trouver pour alimenter la gazette de l'école. Il s'est enfermé avec eux dans le vestiaire avant de passer la tête : «Interdit aux adultes.» Un témoin : «Personne ne ressortait. Il jouait au foot avec les gosses.» Lui : «Les enfants m'adoraient, je n'allais pas me priver.»
Septembre 2004. Un Guingampais prend Koné de face et arrache tout. Son genou se plie en arrière jusqu'à toucher le sol. Le médecin préconise trois mois d'arrêt. Koné est sur la pelouse quatre jours plus tard et plus personne n'ignore ce qui se passe : l'Hexagone tient un prodige, celui-ci se fait démolir à chaque match parce que les adversaires se passent le mot, ses coaches (Christian Gourcuff hier, le Niçois Frédéric Antonetti aujourd'hui) hurlent au chef-d'oeuvre en péril et les arbitres s'en foutent. Le plus beau, c'est que l'intéressé n'y comprend pas grand-chose. «Prendre des coups, ça n'aide pas quelqu'un.» Ben non. «C'est toujours pareil. A Lorient, si mon frère n'est pas là à m'écouter, je pète les plombs. Après les matchs, je rentre chez moi complètement cassé. Je m'allonge. Je dors. C'est fini.» L'histoire suivante circule dans le milieu, celle d'une épaule gauche qui se démet sans prévenir : le soigneur la remet en place d'un coup sec et Koné repart au front.
Ce n'est pas facile à vivre mais dans son cas, rien n'est facile. Quand Gourcuff a fait venir l'Ivoirien en Bretagne, son gabarit lui a valu une embauche à la charte, une sorte de minimum syndical : moins de 2 000 euros par mois. Pendant que certains parlaient d'«esclavage», Koné vivait sa vie. Il plaisait aux filles. Comme le Salvadorien Jorge «Mágico» González, celui dont Maradona disait : «Il est plus fort que moi», et qui plantait son équipe de Cadix en pleine saison pour suivre une fille pendant trois semaines. Ou le Hongrois Lajos Detari, l'homme qui ne couvrait pas un kilomètre quand ses coéquipiers en avalaient dix, mais qui sortait sur les épaules des supporters de Bologne à l'issue des parties perdues.
González était fou, Detari paresseux. Koné, lui, est en sucre. Peut-être deviendra-t-il comme eux : une vapeur de football, une promesse éternelle, un type qu'on ne verra jamais à Turin ou à Milan mais qui en aura montré assez pour que l'on puisse dire : «Je vous jure que personne ne le valait.» Quand on lui dit ça, Koné plisse les yeux. «J'ai eu une grosse proposition cet été (Marseille, ndlr), et pas qu'une seule. Je sais comment tout ça fonctionne. Disons que je préfère jouer au ballon, donc j'ai choisi Nice. Je sais aussi que ça peut s'arrêter, qu'ils finiront par me casser quelque chose. Peut-être qu'au train où ça va, j'enverrai tout balader.» On ne le croit pas. Son frère : «Vous devriez.» Koné : «Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément. Je crois que c'est de Nicolas Boileau ; mais bon, vérifiez...» Il sait très bien qu'il a raison.
Grégory SCHNEIDER
Libération