Presse :
La promenade de l'allemand
Libération, le 22/01/2003 à 07h47
Gernot Rohr, 49 ans, le plus français des entraîneurs d'outre-Rhin, a hissé un OGC Nice moribond aux avant-postes de la L1.
Quand Gerhard Schröder l'a invité au château de Bellevue à Berlin pour le grand raout franco-allemand de demain, Gernot Rohr, l'entraîneur de l'OGC Nice, a pensé à son grand-oncle Oskar. Un international allemand devenu meilleur buteur du championnat de France en 1938, sous le maillot de Strasbourg. «Un choix très mal vu du régime nazi qui considérait cela comme une traîtrise.» L'aïeul fut le premier des Rohr avec une jambe de chaque côté du Rhin. Depuis, ça n'a jamais cessé : le football, l'attirance constante vers la «grande nation», celle du vieil adage yiddish «heureux comme Dieu en France», le culte de la si compliquée amitié entre les deux belligérants de trois guerres. «Cette amitié, je la revendique car je la prati que dans ma vie et pas uniquement en paroles, comme certains.» A Nice, où les Allemands ne sont pas une denrée rare, Gernot Rohr est devenu aussi précieux que les vendeurs de socca. Depuis la rentrée, il donne des ailes aux Aiglons, le club de foot promis à une faillite financière, morale et sportive il y a encore quel ques mois. Le club caracole aux avant-postes de la Ligue1, et Gernot Rohr est courtisé par toute la capitale azuréenne. Autant dans les collines bourgeoises de Cimiez que sur le périmètre historique du Port.
Au mois de juin dernier, face à la débandade des anciens dirigeants et les hésitations de la mairie, il a saisi sa chance avec un opportunisme qui nuance l'idée un peu saint-sulpicienne que certains ont de lui. Les joueurs ont fait bloc autour de ses propositions de sacrifices financiers. Les investisseurs et les élus ont suivi. Et le club a été repêché parmi l'élite du football professionnel. Malgré leur «mauvaise réputation», les tics qu'on leur attribue à tort ou à raison (esbroufe, goût du luxe et du toc), les Niçois ont adopté sans réserve ce protestant originaire de Mannheim qui se dit hostile aux excès du foot-business et réticent à la loi du tout-fric. De taille moyenne, casquette de base-ball immanquablement vissée sur le crâne, une allure presque juvénile malgré la cinquantaine, il a doucement imposé son autorité aux joueurs et à des supporters bouillonnants; qui désormais lui réclament des autographes avec des mines d'enfants timides. Gernot Rhor n'aura probablement jamais l'accent chantant des Nissards mais ne manque jamais de les saluer dans un français que nombre d'entre eux pourraient lui envier. Son vocabulaire est choisi, la concordance des temps rarement prise en défaut, comme la courtoisie légendaire du personnage. «Ma force, analyse-t-il avec lucidité, c'est précisément d'être allemand, dans une ville qui, en France, n'est pas beaucoup aimée. Et par conséquent n'aime pas beaucoup les autres. Si j'étais arrivé de Paris ou de Marseille, ça ne se serait probablement pas passé aussi bien».
En fait, Gernot Rohr vient aussi de France où il a effectué une grande partie de sa carrière. Peut-être en serait-il allé autrement si son premier grand club, le légendaire Bayern de Munich de Franz Beckenbauer et Gerd Muller l'avait gardé plus de deux saisons. Au lieu de quoi ce fut surtout Bordeaux, où il a évolué pendant douze ans, d'abord comme défenseur rugueux, sous la direction d'un certain Aimé Jacquet («un bon copain et une référence sportive et morale») avant d'y former de jeunes joueurs ayant pour noms Zidane ou Dugarry. Parallèlement, Rohr obtient un Deug, puis une licence de français sur le campus de Talence, prolongation d'études entamées quelques années plus tôt à Heidelberg, la ville universitaire du Bade-Wurtemberg.
Déjà , à l'époque, le jeune Gernot conciliait les exigences académiques et l'accomplissement du corps. Ni sa soeur, ni ses cinq frères n'ont poussé aussi loin cette «double compétence», même si tous enseignent les deux disciplines : français et éducation physique. Leur père, Philippe Rohr, l'autre passeur d'émotions mélangées, leur a montré la voie en étant entraîneur de l'équipe de foot de Mannheim, mais aussi professeur d'histoire, de culture physique... et de français. Gernot Rohr adore raconter l'aventure de ce géniteur admiré, affecté dans la défense aérienne pendant la guerre, puis envoyé dans un camp de prisonniers de Bruay-en-Artois à la Libération : «II a entraîné l'équipe des détenus et, profitant de la réputation d'Oskar, son oncle footballeur dont il a prétendu être le frère, a obtenu un régime de détention assez favorable.» Philippe Rohr n'a gardé apparemment aucune rancune contre ses geôliers. Et son fils, aucune culpabilité durable sur la période de la guerre. Comme un nombre croissant d'Allemands, Gernot parle calmement «des crimes contre l'humanité de certains bombardements alliés sur des villes sans objectifs militaires». Avant de dire son attachement à la France qui l'a naturalisé en 1982.
Dès le début des années 70, succédant à des séjours dans les îles glaciales de la Frise, au nord de l'Allemagne, le clan a pris ses habitudes sur une côte Atlantique sensiblement plus tiède. Ils ont posé leurs valises au Cap-Ferret, sur le bassin d'Arcachon. Gernot Rohr n'en est plus jamais réellement reparti. «J'aime cette région, la lumière du Cap, le côté bout du monde au milieu de l'eau, les ostréiculteurs, les vignes pas tellement loin. J'aime le vin et la bonne bouffe. Que voulez-vous, c'est chez moi.» Tellement chez lui qu'il a successivement acheté une grande maison d'architecte en 1991, «avec des briques qui me rappellent mon pays»  redevenu l'Allemagne pour la circonstance  puis un deux étoiles, l'hôtel des Pins, en 1997. Tellement chez lui qu'il a épousé en premières noces la fille d'un ex-député de droite de la région, mère de son premier enfant, et vit aujourd'hui avec celle d'un conseiller général UMP, qui a mis au monde, il y a six mois, un petit Oskar. Encore un. Tellement chez lui enfin qu'au premier tour de la présidentielle, il a voté pour un homme du Sud-Ouest, François Bayrou  «Il est du centre, mes idées aussi»  et ne cache pas son «amitié» avec Alain Juppé. Outre- Rhin, par contre, il préfère Schröder, «bon vivant amateur de foot» plutôt que «l'autre, le Bavarois» dont il a oublié le nom. «Mais mon vrai parti c'est l'écologie et là , je suis intransigeant.»
Il aime le travail, l'élan collectif et ne prétend pas que ces valeurs soient forcément allemandes. «Mon bagage d'éducateur, mes diplômes d'entraîneur, je les dois à la direction technique du football français. C'est la meilleure école du monde dans ce domaine.» On ne sait encore si à la fin de la saison il restera à Nice. «Il est assez calculateur et malin pour faire monter les enchères», estime un proche du club. En attendant, le voilà heureux avec ses joueurs venus des quatre coins de la planète. «C'est ce que j'apprécie en France, c'est mélangé, ca bouge, c'est moins raide qu'en Allemagne.» Où sa réussite française intrigue et flatte. Il est d'ici et de là -bas. Et s'étonne encore que certains s'en étonnent.
Alain LEAUTHIER
© Libération
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