Presse :
Les stades sous infiltration
L'Equipe, le 21/05/2003 à 21h30
Certains mouvements d'extrême droite ont des stratégies précises d'infiltration discrète d'associations de supporters.
Le football n'est pas qu'un jeu de ballon. Par sa dimension populaire, il intéresse ceux qui cherchent à véhiculer des idées extrémistes. Dans les stades, les skinheads ont laissé la place à des leaders moins provocateurs qui infiltrent les groupes de supporters. Aujourd'hui et demain, nous vous proposons une plongée dans ce monde souvent souterrain, mais de moins en moins marginalisé.
NICE. 23 MARS DERNIER. Un dimanche. En match décalé, les Lyonnais sont attendus au stade du Ray pour la 31 ème journée de Championnat. Mais, dans l'après-midi, doit se jouer un autre match. Les supporters lyonnais les plus ultras ont rendez-vous en ville devant le siège des supporters de la Brigade Sud de Nice (BSN) pour une bagarre en règle. Ils ne viendront jamais. Les policiers étaient au courant. La partie est remise. Vers 17 h 30, grâce au téléphone portable, le signal est donné à ceux restés en centre-ville de rallier le stade. Les esprits s'échauffent autour. Derrière le virage sud, le bar L'Olympic ressemble à une place forte grouillante où les odeurs de shit, d'alcool et la fumée des saucisses grillées s'élèvent au milieu des cris, des chants et des banderoles nissardes, à la gloire de Nice et de son comté.
La terrasse de fortune offre une vue unique: elle donne sur un cordon de CRS prêts à intervenir derrière leurs boucliers. Ces deux mondes se mêlent mais il suffirait d'une étincelle comme le passage de Lyonnais pour que deux lignes s'affrontent. Le nouveau dispositif policier mis en place depuis la venue du Paris-SG empêche toute mauvaise rencontre et toute guerrilla urbaine.
A quelques minutes du match, dans la chaleur du bar, la pression monte chez les consommateurs autant qu'elle descend dans les verres. Grand, fort et parfois drôle, « Le Poulpe » une figure de la BSN, présente à un novice un jeune d'allure quelconque qui vient saluer : « Lui, c'est notre héros. Avec sa voiture, il a tué un Arabe. » La tablée qui compte quelques sympathisants d'extrême droite sourit, l'individu aussi qui confirme « Et je ne suis même pas allé en prison. » Scène ordinaire d'un univers rarement décrit de l'intérieur (*).
L'auteur de l'attentat contre Jacques Chirac était un assidu du kop de Boulogne, au Parc des Princes.
Fabrice Robert ne va plus au match, mais l'ancien leader d'Unité radicale, longtemps responsable des jeunes, connaît parfaitement cette réalité. « Depuis cette année, on a des liens, des contacts assez intéressants avec des supporteurs niçois. On travaille en réseau. On a participé aux manifs à Paris et à Lyon. Les Brigades Sud, on les connaît depuis dix ans. Quand on fait une action chaude pour défendre Nice, ils nous rendent la pareille et viennent nous donner un coup de main sur une manifestation culturelle. »
Condamné pour négationisme et auteur d'un mémoire sur « La diffusion de l'idéal identitaire européen à travers la musique contemporaine », Fabrice Robert s'est installé à Nice en 1989 en suivant son père, militaire dans l'aviation. Dès quinze ans, il est militant du Front National à Strasbourg, très vite à Troisième Voie, puis conseiller municipal FN à La Courneuve, candidat MNR (le parti de Bruno Mégret) en 2001 aux élections municipales à Nice, et élu en février 2002 au conseil national du MNR.
Avant de débarquer pour dissension Christian Bouchet l'an passé, il fait une bonne partie de son parcours politique aux côtés de ce Nantais (un ancien du Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne et du Comité d'action républicaine), d'abord à Nouvelle Résistance (1991) puis en fondant en juin 1998 Unité radicale (mouvance nationaliste révolutionnaire) dans un but: « Fédérer les radicaux extra parlementaires dispersés. » UR fonde sa base essentiellement sur des groupes d'extrême droite comme Jeune Résistance, l'Union des cercles résistance et sur les « rats noirs » du Groupe Union Défense (GUD) né en 1968 à la faculté de Paris Il Assas et bien connu pour ses actions violentes et ses relations avec certains supporters du PSG.
Maxime Brunerie avait fait naturellement le lien. À fréquenter le kop de Boulogne, il a découvert les gudars. En tirant sur le président de la République, Jacques Chirac, le 14 juillet 2002, deux mois après l'élection présidentielle et la poussée du FN, Maxime Brunerie, militant à UR et adhérent au MNR, a révélé à une bonne partie de la France l'existence, en dehors du « système », de toute une nébuleuse activiste, faite de réseaux et de groupuscules prêts à renaître sous une autre forme.
Dissous par un décret du 6 août 2002 pour avoir propagé « des idées qui encouragent la haine, la violence et la discrimination pour des motifs racistes », Unité radicale a continué d'exister sous le même nom sur Internet (son outil de prédilection) avant de donner jour aux Jeunesses Identitaires (200 adhérents et 1 000 militants en six mois), puis au mouvement adulte Bloc identitaire, créé les 5 et 6 avril dernier aux assises de Macon (80 délégués pour une moyenne d'âge de trente-deux ans).
« Nous reconnaissons la légitimité du Front sur le terrain de la souveraineté, mais un drapeau trois couleurs ne peut pas être une réponse à la submersion ethnique, le discours jacobin et anti-européen ne peut pas nous satisfaire, explique son président, Fabrice Robert. Nos régions sont nos patries charnelles. »
« Nous sommes présents là où le peuple se trouve (...).
C'est pourquoi nous sommes dans les stades"
Par rapport à d'autres mouvements, les identitaires offrent la particularité d'être très actifs, réactifs et très bien implantés notamment à Paris, dans le Nord de la France (Dunkerque, Lens, Lille), l'Est, en Rhône-Alpes et dans le Sud (Nice, Montpellier et Toulouse). La Ligue du Midi vient d'ailleurs d'être créée. Ils sont aussi très attentifs aux évolutions de la société afin de mieux déterminer leur cible.
Le football n'y échappe pas, surtout depuis qu'il a pris une nouvelle dimension en France avec la victoire de 1998. « Nous sommes présents là où le peuple se trouve, explique Fabrice Robert, également bassiste du groupe rock Fraction. Nous cherchons à profiter d'un terrain favorable pour attirer des gens qui peuvent devenir sympathisants. Mais où sont les jeunes aujourd'hui ? Dans les meetings politiques ? Certainement pas. En revanche, les rayons chez les disquaires sont toujours autant remplis, les MP 3 s'échangent à des milliers d'exemplaires et les stades attirent de plus en plus de monde. C'est pourquoi nous avons notre label musical (Bleu Blanc Rock), nous organisons des concerts et nous sommes dans les stades de football. »
De la même façon que les militants identitaires vont vendre - pour 2 euros - des CD rock chantant leur message « clair et grand public » à la sortie des collèges ou des lycées, ils fréquentent, sans contrepartie visible, les supporters.
Depuis longtemps, le football a été instrumentalisé, comme par le fascisme en Italie dès la fin des années 20 ou encore le communisme au temps du bloc de l'Est. L'histoire des Coupes du monde rappelle à quel point ce sport a servi de support idéologique et de propagande. Mais, à l'intérieur d'un même pays, le football, sans être pris totalement en otage, peut être un cheval de Troie efficace pour des mouvements en marge et avides de toucher une population vulnérable.
L'infiltration et la manipulation ont porté leur fruit en peu partout en Europe dans les années 80 et 90, moments de gloire pour les skinheads fascistes associés aux hooligans. En 1992, en Italie, Andrea Insabato, fondateur du mouvement fasciste italien Forza Nuova, avait été arrêté au Stade Olympique de Rome alors qu'il brûlait un drapeau à l'étoile de David et qu'il exhortait les supporteurs à crier avec lui « les juifs aux fours ».
La Brigade Sud de Nice, l'un des plus anciens groupes ultras de France, né en 1985 après ceux de l'OM et avant ceux de la tribune Boulogne, à Paris, a connu ces années agitées, elle s'en est même nourrie au point d'acquérir une solide réputation et de faire les gros titres de la presse. « On est français-français, c'est une question de suprématie, déclarait en 1990 Jean-Pierre, un BSN modéré. Pas question que des bandes d'Arabes de Las Planas ou des Moulins (quartiers de Nice) viennent nous narguer chez nous. » À cette époque, lors des bagarres entre bandes rivales sur le port de Nice, la BSN allait volontiers filer un coup de main aux skins « pour casser de l’Arabe ».
Qu'est-ce qui a changé ? D'abord le discours officiel de la BSN, en nombre le deuxième groupe de supporteurs de Nice (800 à 1.000 adhérents) : « Il y a peut-être 80% des gens qui votent Front National chez nous, mais on ne fait pas de politique », déclare définitivement le président.
« Les supporters du kop Boulogne, c'est le contre-exemple. Ils ont créé un ghetto »
« Ils s'occupent de foot à 70 % et de politique à 30%, chez nous, les proportions sont inversées », glisse Madric, militant identitaire qui tient Le Paillon. Cette librairie très spécialisée est située ce qui facilite les échanges - à une rue du siège de la BSN, dont les locaux en sous-sol furent autrefois ceux du Front National.
Qu'est-ce qui a changé encore ? La tenue vestimentaire. Plus question d'être marqué. Fini les Doc Martens, les bombers et les crânes rasés. Bienvenue au « casual type » (jean, basket, tee-shirt, coupe de cheveux classique et sourire si possible). Les leaders ont pris de l'âge, sont devenus pères, et ont compris qu'il fallait changer de méthode et de discours « On ne veut pas d'image extrême, folklorique, défend Fabrice Robert. On n'est pas là pour faire peur au peuple. On n'est pas des nazis. Le filtrage pour être adhérents aux Jeunesses identitaires a été très important. Pour la première fois, on a refusé des gens. Puis, on sait qu'on est surveillé. À quoi ça sert d'avoir le crâne rasé et d'arriver avec ses gros sabots ? Regardez les supporters du kop Boulogne, ils sont tout de suite repérés par la police, ils ne peuvent plus rien faire, ils sont encadrés où rayés des stades. C'est le contre exemple. Ils ont créé un ghetto. » Cette technique d'approche permet aux Identitaires de se fondre dans un milieu et de créer avec patience des liens avec les supporters. « Si notre action n'est pas encore affirmée dans les consciences collectives, on en reparlera dans trois ou quatre ans », assure Madric.
(*) : Eric Rossi, adhérent et militant actif du Front National, skinhead et supporter au kop de Boulogne dans les années 80, a écrit un mémoire de maîtrise intitulé « Jeunesse française des années 1980-90: la tentation néo-fasciste."
Marc CHEVRIER
Mercredi 21 mai 2003
© L'Equipe
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