Ce footballeur de Nice, l’un des meilleurs milieux défensifs français, disparaît parfois en raison de sa sensibilité exacerbée.
Quand le mannequin allemand et chanteuse du Velvet Underground Nico s’est vue reprocher ses retards à répétition, souvent de plusieurs heures, durant l’enregistrement de son chef-d’œuvre The Marble Index, elle a répondu ainsi : «Quand j’apprenais le métier de comédienne à l’Actor’s Studio, Elia Kazan me demandait de faire les choses avec ma propre temporalité. J’ai décidé de prendre son conseil au pied de la lettre.»
Dans le foot uniformisé des années 2000, il existe un joueur qui vit dans son temps à lui. Il s’appelle Kevin Anin, s’est retrouvé tantôt au domicile londonien d’un Arsène Wenger voulant le faire venir à Arsenal et évolue aujourd’hui à l’OGC Nice. Enfin, parfois. En septembre, il s’est dit qu’il n’en pouvait plus de sa vie de joueur et il est rentré au Havre, sa ville natale. Il est revenu à Nice. Reparti le lendemain. Revenu avec sa mère, reparti deux jours plus tard. Puis, il est allé chercher un arrêt de travail chez le médecin qui s’occupait de lui quand il était enfant. Comme le club azuréen s’inquiétait, il envoyait parfois un SMS : «Je rentre demain.»
Kevin Anin est resté au Havre quatre mois. Fin décembre, il sort de chez le médecin avec un second arrêt de travail en poche quand son portable sonne : c’est le coach azuréen, Claude Puel. «Ça va Kevin ?» «Euh… oui, et vous, coach ?» Claude Puel : «Bon, j’ai quelque chose à te proposer. Là , si ça continue, tu vas te mettre dans un trou noir. Pour que tu en sortes, il te faut une activité. Reviens, tu vas jouer un peu, tel mec part à la Coupe d’Afrique des Nations…» Pas d’ultimatum : s’il y en avait eu un…
Dix mois plus tôt, sous contrat au FC Sochaux-Montbéliard, le joueur avait aussi eu quelques absences mais de façon plus diffuse : un retour au Havre de quelques jours par-ci, un entraînement par-là … Trois semaines de reprises suffisant à refaire du joueur l’un des meilleurs milieux défensifs français, ses absences se sont nimbées d’une sorte d’intensité baudelairienne - mélancolie, envie d’ailleurs - attisée par le silence médiatique absolu de l’intéressé. Un mystère que l’on devine au cœur même du sport roi.
Kevin Anin est revenu à Nice en janvier, il flambe depuis deux mois et le club azuréen voulant couper court à la volée de rumeurs circulant sur lui, le joueur s’est raconté il y a cinq jours dans un restaurant sis route de Carros, non loin du centre d’entraînement des Aiglons.
Quand il est finalement apparu accompagné de son agent, il était comme caché sous terre et on a eu honte d’être à l’origine de ce qu’il vivait si mal. Puis, rassuré par la bienveillance ambiante, il a dit des choses. Beaucoup de choses, avec une transparence parfois irradiante. Sur ses absences sochaliennes, liées à un dégoût profond des us et coutumes du ballon : «Il y a eu des histoires autour de mon contrat. A un moment, je me suis retourné vers mon agent : "Ecoute Karim, tout ça, je m’en bats les couilles. Autant arrêter le foot. Mais qu’est-ce que c’est que ce milieu d’enculés ?"»
Sur la seconde fuite, celle de Nice : «Les mecs qui t’entourent vivent chez toi, tu les nourris, tu les blanchis… Quand ils m’ont connu, je n’avais rien dans les poches. Mais quand ils ont accès à des trucs, même à travers toi, ils pètent un plomb. Deux personnes m’ont déçu. Est-ce que ça me serait arrivé si je n’étais pas footballeur ? Bien sûr que non !» Dont acte. «Ensuite, au Havre, j’avais des discussions avec mes proches tous les jours. Je parlais profondément, je voyais qu’ils avaient l’impression de me comprendre et puis on recommençait le lendemain et là , ils ne me comprenaient plus. Et je leur disais de me laisser.» Parfois, il part dans un grand rire, bascule son buste vers l’avant et on a l’impression qu’il se cache : «Quand tu es footballeur, tu es qui ?»
D’origine martiniquaise, Kevin Anin a grandi au Havre dans le quartier de Mont-Gaillard, répertorié en Zone urbaine sensible (ZUS). La séparation de ses parents, difficile, les poussera un temps à mettre leur aîné - il a une petite sœur - en internat. Son oncle, Anthony : «Enfant, c’était un gentil. Bon, je ne suis pas sûr qu’il ait assimilé l’école comme un endroit où on apprend des trucs. En dehors, il a tout de suite montré des prédispositions assez élevées dans le foot. C’était logique qu’il devienne pro. En un sens, il n’a même pas eu à décider.»
Au centre de formation du Havre, les encadrants passent le chercher le matin pour être sûrs de le voir à l’entraînement. On vire des gamins pour moins que ça, mais lui est tellement fort. Ibrahim Dembélé, de la même promo : «Il répétait souvent un truc qui m’a marqué : "Sur le terrain ou en dehors, on m’a toujours appris à ne pas me laisser marcher sur les pieds."» En creux, tous ceux qui le connaissent racontent la même histoire : un gamin à la sensibilité exacerbée qui ne parvient pas, quand il grandit, à l’atténuer ou à la contenir dans des limites «vivables».
Or, plus on avance en âge, moins on est protégé, et plus l’environnement devient retors, difficile à lire et potentiellement toxique. Kevin Anin a par ailleurs compris que le fait d’être joueur de foot multipliait le danger par cent. La distance parfois mise par le joueur entre lui et son métier est donc logique.
Elle permet aussi de passer le foot sous une lumière froide. Un proche du joueur a cette phrase terrible : «La vérité, c’est que beaucoup de joueurs aimeraient gagner leur argent autrement que dans le foot.» Curieusement, l’actuel entraîneur de Kevin Anin, Claude Puel, avait expliqué des sentiments proches («le foot est merveilleux, mais dès qu’on sort du terrain, même tout au bord, c’est pourri !») dans le JDD en 2006 avant de se rappeler qu’il n’était pas ici-bas pour mener une croisade, en tout cas pas tout seul. Le temps passe.
Pour Kevin Anin aussi, même si le bonhomme résiste. «Quand ils ont détruit les barres du quartier de Mont-Gaillard, on s’est assis et on a regardé les immeubles tomber les uns après les autres. Tu vois ta vie défiler : on était dans le hall du C 19 tel jour, on partageait tel délire… Les larmes sont venues sans que je m’en rende compte. Sérieux, c’est relou d’être attaché comme ça. Tu es en décalage et en plus, tu as ta fierté donc tu ne peux pas parler. Pour les filles, c’est autre chose, mais j’ai parfois envie de dire à un ami "je t’aime plus que tu m’aimes, mon frère", car je sais que je ferais des trucs pour lui qu’il ne fera pas pour moi, et je n’ai aucun doute là -dessus.» Son oncle, Anthony : «Là , ça va. Mais est-ce que c’est parce que tout le monde autour de lui est bien, sa mère, sa copine… Ou est-ce que ce sentiment vient de lui ? Dit autrement "est-ce qu’il vit pour lui ?"» On a quitté Kevin Anin en se disant qu’il y avait peu de chances. Aujourd’hui, l’homme prend encore le pas sur le joueur.
Kevin Anin en 7 dates
5 juillet 1986 Naissance au Havre (Seine-Maritime).
16 août 2008 Premier match en L1 avec Le Havre.
Eté 2010 Signe à Sochaux.
Septembre 2011 Premières éclipses à Sochaux.
Janvier 2012 Signe à l’OGC Nice.
Septembre 2012 Nouvelles éclipses à Nice.
Mars 2013 Elu meilleur joueur niçois du mois de février.
Par GRÉGORY SCHNEIDER
Libération