Rencontre à Nice avec l’entraîneur Claude Puel, qui a orienté l’OGC vers un jeu basé sur la technique plus que sur une puissance physique qu’il juge caractéristique de la Ligue 1.
Quels que soient ses verdicts, la saison 2014-2015 de Ligue 1 aura remis l’entraîneur au centre du jeu : faute de pouvoir investir sur de nouveaux joueurs, les clubs français frappés par la récession économique ont souvent préféré renforcer le pouvoir de celui qui les mène. Depuis 2012, Claude Puel est en charge du projet sportif niçois : faire monter en gamme de jeunes joueurs pour développer un jeu vif, technique, plutôt décalé au regard des rudes réalités de la Ligue 1. Une politique qui a un prix : honnête 11e avant la réception de Rennes samedi, Nice est de plus en plus souvent en butte à l’hostilité de ses supporteurs. Entraîneur en activité comptant le plus de matchs en Ligue 1 (plus de 500), Puel s’exprime longuement sur son job, partant du terrain pour arriver aux principes, en passant par quelques études de cas, le travail sur le joueur étant individualisé à ce niveau, et les finesses de l’exposition médiatique.
- Comment regardez-vous le foot quand l’équipe que vous entraînez n’est pas concernée ?
Quand je suis chez moi, je peux m’en tenir à une sorte de plaisir de surface, me laisser prendre par le scénario. Mais si je travaille [il est aussi consultant pour Radio France, ndlr] et que je suis au stade, en revanche, je vais regarder le bloc que constitue l’équipe.
- C’est quoi, le bloc ?
Quelles que soient la situation sur le terrain et la position du ballon, chaque joueur a quelque chose à faire. Au très haut niveau, aucun joueur ne bouge indépendamment des autres. Quand une équipe perd le ballon, c’est l’attaquant qui, le premier, travaille à le récupérer. A la fois comme starter [on y va maintenant] et comme aiguilleur [on y va comme ça] du reste de l’équipe, car il oriente le pressing ; s’il presse à gauche, l’adversaire portera le ballon vers la droite, etc. Au même instant, les défenseurs remontent sur le terrain pour réduire l’espace les séparant des milieux, ce qui empêche l’adversaire de porter le ballon entre leurs lignes. Il y a une forme d’élan commun : elle participe à la signature collective de l’équipe. On la voit au stade, le cadre télévisuel limitant la vision.
- La télé montre les buts…
(Il coupe) Non. C’est un mensonge. Un but est le fruit d’un long processus : des passes, décalages, appels… Réduire le but à la gestuelle du buteur revient à gommer l’expression du football. J’ai horreur de ça.
- Comment peut-on définir l’intelligence du joueur ?
Par la capacité à anticiper et à s’inscrire dans une sorte de fluidité collective, celle-ci étant liée à la progression du ballon. A-t-on besoin de moi là , ou bien là ? Après les deux prochaines passes, le jeu sera où ? Il faut deviner.
- Cette intelligence est-elle essentielle pour évoluer en Ligue 1 ?
Non. On peut jouer dans une équipe qui fait simple, avec du jeu direct : tu cours et je te la mets dans l’espace. A Nice, on n’est pas partis là -dessus, ce n’est pas le genre d’expression que je veux donner à l’équipe, mais ça se respecte, bien entendu. Si l’on compare avec les championnats étrangers, on voit que la Ligue 1 est extrêmement athlétique, toujours dans le combat, avec un aspect défensif fort. Jouer différemment, être dans l’anticipation, l’évitement, ce n’est pas simple. Ça se paye même un temps : à court terme, il est payant d’avoir des joueurs à dominante physique, adaptés à cette réalité-là et aux duels.
- Pourquoi, dans ce cas, faire différemment ?
Parce que ces joueurs plafonneront. Au-delà d’un certain point, c’est la technique - c’est-à -dire la capacité à faire des choses avec le ballon sous pression, dans des zones de terrain avec beaucoup d’adversaires et d’agressivité face à soi - qui permet au joueur de pousser les murs. Si tu éprouves cette qualité technique en Ligue 1, si tu la fais exister tout en relevant le défi physique toutes les semaines, tu te baladeras ailleurs. En Angleterre, en Espagne, où tu veux. Eden Hazard [parti de Lille à Chelsea], Didier Drogba [de Marseille à Chelsea], Franck Ribéry [de Marseille au Bayern Munich]… Il ne pouvait plus rien leur arriver.
- A quoi ressemble le travail entrepris par un entraîneur pour faire progresser un joueur ?
Ça dépend de quel joueur on parle.
- Au hasard : Kader Keita (attaquant ivoirien, sans doute l’un des plus incroyables dribbleurs jamais vu en France), que vous avez eu à Lille entre 2005 et 2007 ?
Il venait du Qatar [de l’Al Sadd Sports Club] et c’était l’un des plus gros transferts de l’histoire du club : je portais déjà cette responsabilité-là , financière. Keita était… un inventeur, aux antipodes du joueur qui ne se sert que de sa puissance - tu pousses le ballon et tu cours derrière. Keita créait des arabesques, il dribblait grâce à des appuis qui n’appartenaient qu’à lui. Au Qatar, il faisait la différence tout seul. En Ligue 1, ça ne marche pas comme ça, ma responsabilité d’éducateur étant dès lors de l’inscrire dans un contexte collectif sans tuer sa créativité. Il avait d’énormes points forts : j’ai plus de mal avec des joueurs moyens en tout. On est passé par plusieurs stades. La pédagogie à l’entraînement, des entretiens individuels, la vidéo… la manière douce. Tu peux aussi passer en force. Il faut faire admettre au joueur que les progrès passent par des situations d’échec temporaires : Keita a commencé par perdre sa spontanéité, il a régressé et il a senti qu’il régressait. Je lui expliquais qu’il y aurait un rendu démultiplié dans quelques semaines, dans quelques mois peut-être… C’est toujours difficile à faire admettre dans le contexte professionnel. Mais il fallait le forcer à intellectualiser son jeu.
- A Nice, vous avez eu un joueur très particulier : Kevin Anin, qui disparaissait au gré de ses envies, rentrait chez sa mère au Havre et pouvait y rester des semaines…
Un potentiel footballistique de très, très haut niveau, qui aurait pu l’emmener en sélection… [Anin a été victime en juin 2013 d’un grave accident de voiture et il essaie aujourd’hui de recouvrer l’usage de ses jambes]. Un travail de communication a été nécessaire, à deux niveaux. En termes de communication externe, il était important de le montrer comme il était : quelqu’un à part, qui ne voulait emmerder personne mais était sujet à un mal-être qui l’empêchait de répondre à ce que le monde professionnel réclame. On a donc «ouvert» le joueur à la presse. En interne, bien sûr que ça tiraillait avec certains joueurs très carrés, des mecs qui n’ont jamais été en retard à l’entraînement de leur vie alors que Kevin les séchait pendant des semaines. Il a fallu faire œuvre de pédagogie et expliquer que Kevin n’avait pas de passe-droit. Mais qu’il était un joueur différent et qu’à ce titre, il fallait le traiter différemment.
- Jérémy Toulalan, que vous avez eu en 2008 et 2011 à l’Olympique lyonnais ?
Un monstre à la récupération du ballon. Quand je suis arrivé, il courait partout, il couvrait l’arrière droit quand il se faisait passer, le milieu gauche trente secondes plus tard… Ah, ça, les manques, il les comblait ! Et ça rendait service à certains. Il a fallu lui expliquer qu’il déséquilibrait l’équipe, qu’il payait un contrecoup physique pendant le match - il restait les mains sur les hanches pendant cinq minutes sans courir pour récupérer - et qu’il fallait qu’il exprime cette générosité qui le caractérise dans un périmètre plus réduit. Ça n’a pas été simple. Il n’avait pas eu besoin de moi pour intégrer l’équipe de France : arrive un gars qui essaie de le changer… Mais là , le bien-être de l’équipe passait par une amélioration de son rendement personnel.
- C’est plutôt paradoxal, non ?
Pas dans ce cas-là . Mais c’est vrai qu’on vit dans une société - il ne faut pas s’arrêter au football - où les retombées sont individuelles et non pas collectives. Et qu’un entraîneur rame à contre-courant.
- Jusqu’où peut-il aller ? Qu’est-ce qui relève de la vie personnelle du joueur, et qu’est-ce qui relève de son activité professionnelle, qui est votre domaine d’intervention ?
C’est une question difficile. Il faut absolument les comprendre. Durant la formation, on voit beaucoup de jeunes en situation personnelle délicate, qui se retrouvent parfois confrontés à la nécessité d’accomplir pour la première fois des sacrifices, des choses rébarbatives. Qu’on le veuille ou non, l’entraîneur a un rôle éducatif énorme. Et il y a le contexte, la pression familiale, médiatique, populaire : ce que vous vivrez deux ou trois fois, ils le vivent tous les trois jours. Après, le joueur s’entoure de qui il veut : son environnement reflète le moment qu’il traverse, plus ou moins structuré. Alors, oui, il m’arrive de parler de ça au joueur ou à son agent. Mon rôle est quand même de leur dire où il faut aller, et de leur montrer des chemins, disons, contre-productifs.
- Pourquoi empêche-t-on les jeunes de s’exprimer dans les médias ?
Parce qu’il y a un risque d’entraver sa progression. Je vois deux cas. Il peut déjà avoir du mal à s’exprimer, ce qui peut le faire passer pour inintelligent, notamment face aux caméras. Le garçon a un entourage, une famille, et l’image qu’il donne de lui peut faire du dégât. Et il y a le risque inverse : le joueur se voit trop beau dans l’œil de ses interlocuteurs après un match et, là , vous pouvez passer des semaines ou même des mois à le récupérer.
Pas une semaine sans qu’un entraîneur ne mette en avant la notion de «valeurs».
- Qu’est-ce que ce terme recouvre au juste ?
Jouer pour les copains, défendre avec eux, attaquer en fonction d’eux. Plus le niveau s’élève, plus vous avez de gros joueurs avec de gros egos, et plus le fait de faire les choses ensemble prend du poids. Vous avez vu Barcelone ? Vous avez vu [l’attaquant brésilien] Neymar ? Toujours dans le circuit, il demande le ballon, il prend appui sur un équipier, il bouge, il redemande… Il ne s’arrête jamais. Voilà un joueur avec des principes.
- Faites-vous une différence entre les joueurs français et étrangers ?
(Ferme) Oui. La discipline et l’effort de concentration me semblent plus naturels chez les joueurs étrangers. En France, on est plus contestataire. Plus bordélique.
- Savez-vous toujours où vous allez ?
Il y a énormément de questionnements, c’est vrai. Ça ne s’arrête jamais. Mais il faut paraître fort. Nous vivons forcément avec cette ambivalence
Grégory SCHNEIDER
Libération